J'aurais dû me méfier, ne pas me précipiter,
demander des noms, vérifier la couleur de l'encadrement,
attendre les conclusions de "Que Choisir ?", me tenir prêt
à changer de chaîne lorsqu'une pub me dirait de
m'engager chez les paras... mais bon, c'était le premier
stage dans les Pyrénées, on commençait
à voir de belles photos dans les magazines, Dillon avait
réussi le Dru et le Mont Rose, Folvin avait vendu son delta,
ça devait bien cacher quelque chose, tout ça ! Donc
on s'est retrouvés quelques uns sans corde ni
magnésie ni chaussons d'escalade au sommet d'une pente
d'herbe sans intérêt puisque dépourvue du
moindre bloc de calcaire. Il y avait bien quelques civils parmi les
moniteurs, et même un de ceux qui avaient inventé cet
engin magique, le parapente, à partir de leurs connaissances
en parachutisme et de leur désir d'enseigner la
précision d'atterrissage en économisant l'outil
bruyant, l'avion. Mais ce génial précurseur
était un peu perdu dans la masse verdâtre, beuglante
et mugissante, il avait toujours un peu l'air de s'excuser. Pensez,
avoir semé ainsi la perturbation dans les rangs
disciplinés en y introduisant des meutes de chevelus
pagailliformes totalement irresponsables, seulement animés
par la passion stérile de voler sans bruit dans les
nuées !
Mais ça ne se passerait pas comme ça ! Pour
commencer, briefing au QG, d'autant plus complet que dehors, il
tombait des cordes, visite médicale, paperasses,
exposés, inspection du matériel,
démontage-remontage des baudriers et des
élévateurs, enfin repas au mess, rompez !
Sur le site, ce fut la guerre. D'ailleurs, les premiers à
atterrir creusèrent quelques tranchées dans la
gadoue. Ils furent rapidement évacués vers
l'arrière. Des troupes fraîches montèrent
à l'attaque, objectif la pente d'herbe déjà
décrite, battue par le vent et hachée par la pluie.
Là était massé l'état-major au grand
complet, en liaison radio perpétuelle avec le poste
inférieur, dans les tranchées 500 m en contrebas.
Quelques paras et légionnaires intrépides se
lancèrent sans tarder dans la pente, à plat-ventre ou
en roulades. Certains semblaient descendre en rappel plutôt
qu'en parapente tellement les suspentes et les bouts de nylon
auxquels ils étaient attachés ressemblaient peu
à des engins susceptibles de voler. Sans sourciller et
couverts de boue, ils remontaient les flancs gluants de cette
taupinière stratégique pour se jeter à
nouveau, hurlants et sans plus de résultats, vers les
abîmes. Parfois l'un d'eux, par mégarde, s'envolait
(même les Clouds finissent par pardonner à leurs
tortionnaires et consentent à s'épanouir en une
délicate corolle au dessus d'une mauvaise graine) et l'on
pouvait alors suivre des yeux la trajectoire rectiligne et
explosive à la fin qui les menait vers de nouvelles
tranchées éclairées par les balles
traçantes de l'ennemi, rudes paysans inquiets pour la vertu
de leurs vaches. Les réservistes étaient mieux lotis,
non qu'on leur ait fourni de plus récentes voiles ou une
amélioration de la météo mais au moins
avaient-ils droit à des cours théoriques, aussi
fumeux que contradictoires, et à des casques- radio
hélas brouillés par les parasites de l'anti-France.
Pour décoller, il suffisait de trier au passage parmi les
ordres braillés par les nombreux instructeurs, rarement
d'accord entre eux. Cela donnait des dialogues merveilleux,
grâce à la subtile fraîcheur du vocabulaire en
usage dans cette corporation d'oligophrènes
aéroportés : " moteur bordel, fonce fonce fonce", "
frein partout, c'est nul", " t'avais qu'à reprendre les
avants et freiner en même temps"...Mais souvent, un "go"
cru leur suffisait. (JLH)
Les victimes s'amoncelaient, nos rangs s'éclaircissaient et
nos mines s'assombrissaient. Le docteur Jekyll comptabilisait les
entorses et les fractures, il eut même le triste
privilège d'arriver le premier sur un trauma grave : un dodu
civil s'étant fait doubler par sa voile pourtant poussive
s'y était couché de tout son long, la petite couche
de neige sur la pente d'herbe avait fait le reste...
Des survivants, il y en eut, n'exagérons pas ! Pour ma part,
je m'estimais heureux de terminer le stage avec quatre vols dont un
long en thermique de une minute douze, mon cerveau civil intact et
l'intégralité de mon appareil locomoteur. En
revanche, je n'avais pas saisi l'intérêt de cette
activité nommée parapentisme, c'est pourquoi je
soupçonne de double vue, d'extra-terrestralité ou
d'intelligence avec les forces occultes ceux d'entre les stagiaires
qui n'attendirent même pas la fin des hostilités pour
acheter leur propre voile, songer à leur avenir de moniteur
ou de fabricant de parapentes, ou décréter que ce
bout de nylon à ficelles serait le vecteur de leur nouvelle
passion. Il allait me falloir quelques mois de repos nerveux
après l'armistice, de beaux vols tranquilles par temps calme
et surtout une expé au bout du monde avec nos sacs à
dos volants et un moniteur génial pour réviser
à la hausse mon jugement fortement teinté de kaki
péjoratif.