Fantasme

Par Jean-Louis Hourcadette et Pierre Puiseux

Je m’appelle Begnat Lepyre et je suis berger dans la vallée d’Aspe. Parfois, un thermique assez puissant m’arrache sous ma vieille voile, au dessus de ma bergerie, et je vole. Aujourd’hui je monte à Astùn, la station de ski espagnole, avec sur le dos une voile perfo légère dernier cri, une Banania suspentes fines, dont on m’a promis monts et merveilles.

Le télésiège me dépose au décollage désert d’où je prend l’air sans tarder. Quelques oiseaux convergent à droite dans une combe, des fumées en bas se mettent en mouvement, les herbes et les buissons frémissent, un cycle s’allume doucement. Je m’enroule voluptueusement dans le premier noyau et m’extrait sans effort jusqu’à plus de 3000 m. Une vague douleur dans l’épaule se réveille. L’Espagne entière me souffle au visage son haleine brûlante, il n’y a plus qu’a surfer vers l’Ossau. Pas grand monde en l’air dans cette partie de la chaîne, pourtant les conditions sont fumantes. Au loin, vers Gourzy le Flanc, j’aperçois quelques voiles en Yo-Yo sous l’inversion.

Alors que je gratte dans les pierriers sud, à quelques dizaines de mètres, une harde d’isards lève les yeux vers moi et me dédaignent superbement. Enfin un thermique en plaque déclenche et me propulse à 3200 m, quelques 300 m au dessus du Pic du Midi d’Ossau, d’où le Balaïtous me tend les bras. J’y transite sous une rue de nuages.

Le sommet est accueillant et j’ai faim. Je m’y pose, sous l’œil ébahit de quelques mangeurs de granite. Une douleur diffuse m’irradie les bras. Après avoir mangé, discuté, traînaillé, je redécolle en direction de cette grosse masse subite dans l’alignement du Vignemale, çà doit être la Grande Fache.

D’erreurs grossières en ruses de sioux, je me retrouve successivement sous le vent, dans le tube, presque posé, quasiment en perdition, puis invité par un magnifique gypaète barbu (l’un des derniers d’Europe) à enrouler un beau-gros thermique qui déclenche sous le vent, au milieu du plateau que nous survolons. Durant toute la montée, nous nous observons avec méfiance. De peur de l’effaroucher, je ne dis rien ... moments fragiles. Plafond à 3400 m, le gypaète se décide enfin à briser la glace :

- tu vas où ?

- ch’sais pas, et toi ?

- viens, je vais te montrer un truc marrant.

Je le suis sur les flancs sud-ouest du Vignemale, une vraie centrale thermique, puis par dessus la crêtes du Tapou, nous atteignons le vallon d’Ossoue. Là, le gypaète me dit " regarde " et il plonge, happe quelque chose au sol et remonte ... une patte de poulet. Nous sommes sur une ère de nourrissage du gypaète, hors du Parc National, et pourtant : il revient caler son aile contre la mienne et me montre en dessous un type très agité à coté d’une bagnole estampillée Parc National des Pyrénées. " c’est lui qui amène régulièrement ces pattes de poulet ". Çà ne rate pas, le type jongle avec ses jumelles et sa radio, finit par trouver ma fréquence et vocifère, me menaçant d’une amende pour avoir " dérangé une espèce protégée dans son ère de nidification, zone interdite ". Mon pote le gypaète, qui n’en perd pas une, pouffe de rire et en perd son os de poulet. C’est la première fois que j’entend parler d’interdiction ici, le lui dis. Réponse, " vous savez qu’il ne faut pas approcher les aires de nidification du gypaète ". Evidemment, ces aires sont tenues secrètes, pensez ! Je règle le problème en coupant la radio, tandis que le gypaète se tord de rire. En bas, çà se fâche tout rouge, et à force de gesticuler le long du parapet, le garde finit par basculer, très lent et termine en vrac dans l’éboulis sous-jacent. Mon pote plonge aussitôt vers le lieu d’impact et revient avec un fémur gainé de kaki ; comme le veut la tradition gypaète il lâche l’os qui va se briser sur un rocher puis descend se régaler de la moelle (en espagnol, gypaète se dit  que branta uesos = le casseur d’os). Cette curieuse opération réalisée, il m’accompagne dans un thermique tordu que je n’aurais jamais trouvé seul, puis nous nous saluons respectueusement.

Je cherche des yeux une grange habitée, espérant que l’hospitalité y sera proportionnelle à l’altitude. J’en trouve une sympa, effectivement, et me pose tout près, dans les derniers rayons du couchant. Un chien fonce sur moi en jappant. Son maître m’attend devant sa porte et me propose un coup de rouge et de fromage. J’ai l’impression de le connaître depuis toujours, et il me parle de fleurs, de voyages, d’abeilles et de bouquins, pas de parapente ni de brebis, çà me change. Je m’endors devant la cheminée, rêvant d’oiseaux et de nuages, jusqu’à ce que l’odeur du carajillo (café-cognacq) me réveille.

Mon hôte est sur le pas de la porte, en train de contempler le levant. Il fait froid, le ciel est clair, çà va encore chauffer aujourd’hui... En fin de matinée, nous sommes montés sur une croupe bien dégagée, au sommet d’une face rocheuse où l’air frissonne à l’infini. Mon compagnon regarde mes préparatifs sans parler, un sourire aux lèvres. Il a raison, tout cela n’est pas bien sérieux mais tout cela est naturel et se passe de mots. Je reste un moment dans les premiers thermiques de cette face Est, devant le décollage, puis on se crie au revoir et je plonge dans l’azur jusqu’au dessus du Piméné. De là, je parviens sans peine au dessus du Marboré, où je m’accorde quelques 360 paisibles pour admirer le fond du cirque de Gavarnie * que quelques touristes remontent à dos de mulet, à moins que ce ne soit l’inverse, d’ici, je n’y vois pas très bien. La Brèche de Roland, le Casque, la Tour du Marboré, le Mont Perdu dont la Face Nord est interdite à toute fréquentation depuis maintenant 2 ans (authentique ! ! !).

Je me précipite dans la vallée de Pineta, espérant m’y mettre hors de portée de ces règlements absurdes. Je m’enroule dans un thermique majestueux et limpide qui me remonte plus haut que le Mont Perdu, au dessus de Chisagues, vallée secrète et totalement inexplorée (en parapente). Au pied du Chinipro, un plateau en herbe verte et tendre me tend les bras ; je n’y résiste pas et m’y vautre avec délectation pour une partie de farniente, d’autant que le survol du Mont Perdu a réveillé dans mes bras des douleurs et des démangeaisons désagréables.

Allongé dans la menthe folle, les mains sous la nuque, je savoure et contemple, et j’envisage même le bivouac lorsque soudain, un curieux volatile se rapproche... puis un autre, et encore... Décidant d’aller inspecter çà de plus près et me remet en l’air. Ce sont tous de grands mâles, bagués, portant numéro à l’intrados, une ou deux femelles, pourtant... Bon sang, mais c’est bien sûr, c’est une compétition de parapente ! Je les suis pour reprendre contact avec la civilisation, d’autant que ce soir, il me faudra bien trouver où manger. Suivant la grappe, via Bielsa le Batoua et la célèbre face sud atomique du Pic d’Estos, nous transitons vers Val Louron, Q.G. de la compète. Ma Banania fait des merveilles en finesse ; sacré Demoury (le concepteur), discrètement, il nous a réalisé un miracle de simplicité, légèreté et de sécurité, avec un zeste de performance en plus.

La douleur dans mes bras s’atténue. Puisque je suis ici... Par radio, je préviens le maître des lieux, Marc Boyer alias le Petit Blond. Il connaît la région comme sa poche et me trouve une heure plus tard, au pif, au dessus du Val d’Esquierry. Il sait ce qu’accueil chaleureux veut dire, aussi de son sac débordent duvet, fromage, charcutaille, vino tinto*. Il se fait tard, et nous décidons d’aller dîner au seuil du Val d’Aran, vers le Poujastou. A l’heure où s’éteignent les thermiques, un peu d’herbe de Provence rallume les étoiles et le feu de camp se régale de la graisse de coustous*. Discussion sur les itinéraires : pour gagner l’est, il me jure qu’il n’y a aucun problème. Je m’endors d’un bloc, pendant qu’il transite vers Ibiza, au dessus de la Grande Bleue.

Le réveil est laborieux, j’ai dû dormir sur un caillou, car une espèce de cale douloureux me gène à l’épaule. A écouter Marc, en fin de matinée, c’est toujours aussi simple. D’ailleurs, il a déjà décollé en versant Est et il enroule tout ce qui monte. Je me cramponne pour le rejoindre (mon plan ? au gré du vent). Malgré un piètre plafond, nous nous lançons vers Vielha où il a l’adresse d’un thermique ‘a tope’*. Effectivement, moyennant une bagarre homérique, nous grimpons jusqu’au Maubermé, en vue du Mont Valier et de la station de Baqueira. Restons concentrés, un énorme cumulus commence à noircir au sommet du Pic d’Estats, il ne va pas être raisonnable de... si! Marc y file tout droit, via le massif de Beret et le Mont Rouch. Vario bloqué, devant le gros noir, nous montons sans même enrouler, jusqu’à 4500 m, plafond record pour les Pyrénées.

Ivresse de l’altitude et onglée, de furieuses démangeaisons me hantent les bras tout entiers, c’est intenable. Le tissu de ma combinaison se déchire sous la pression de mes serres, et une plume peut se déployer, puis une autre et toute mon aile enfin, coincée là depuis le début du voyage. D’un coup de bec, je coupe les élévateurs, ma Banania peut voler autonome maintenant, et m’accompagne pendant que je largue mes chaussures dans lesquelles mes serres sont à l’étroit. C’est vrai ce que dit sait Marc, ce vol jusqu’en Andorre ne pose pas de gros problèmes.

En dessous de moi croise un extra-terrestre, seul avec sa supair sellette. Il posera vers le Canigou dit-on, mais peut-être, un jour, nous racontera-t-il son voyage.

Plus haut, toute une escouade de volatiles. En m’approchant, je distingue Laurent Combes, Yann Espinasse, Christophe Ollivier, Michel Cazagrande, et d’autres encore. Un discret signe de la main, ils ont l’air bien, là-haut, pour moi, il est temps de redescendre...

*Vini tinto : vin rouge, en espagnol.

*Coustous : plat de cote de porc.

*a tope : expression espagnol (littéralement ‘au sommet’) : super, génial... au top quoi.

*La face nord du Mont Perdu est depuis 2 ans interdite à toute fréquentation (sauf la voie normale) !!!!! Selon Patrice de Bellefon, cette mesure n’est pas faite pour durer (comme la vignette, la CSG…)