Plumes et goudron
Par Jean-Louis Hourcadette
nouvelle dédiée à Patrice Chevalier
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Je ne pense pas que ce soit accepté par les
fédérations ni par les assurances mais ce serait
dommage de s'en priver. Tout ce qui est "marginal" dans l'exercice
du parapente est sans doute un peu dangereux mais tellement
excitant et enrichissant ! Je classe dans la "marginalité
volante" tout ce qui dépasse le cadre de la pente
école : vols montagne, voyages dans des pays rigolos avec le
sac magique sur les épaules, acrobaties, exploration des
cumulus, amerrissage volontaire, invention et
expérimentation d'une nouvelle voile, descente en rappel et
saut en élastique depuis le baudrier du copain qui continue
à piloter le biplace, gonflages musclés dans un vent
qui dépasse la vitesse maximale de sa voile, organisation
d'une compète de parapente en salle et... vol de nuit.
Toutes ces activités suspectes mériteraient chacune
un paragraphe voire tout un livre si elles n'étaient pas
à déconseiller vivement au lecteur-pilote moyen. Je
me bornerai ici à parler du vol de nuit bien que, je le
répète, ses risques ne soient pas couverts par les
assurances déjà bien malmenées par les
aléas de notre beau sport. On l'aura compris dès la
lecture du titre : il s'agit de frotter son plumage à la
visibilité nulle, j'ai nommé l'obscurité
complète, le goudron. C'est impressionnant mais pas
très difficile.
Ça commence à peu près toujours pareil. Au
repas du soir, les stagiaires sont surexcités car ils
viennent de réussir leur premier grand vol : voilà
encore toute une plâtrée de frites et toute une
fournée d'accros. Les moniteurs sont plus calmes qu'eux :
c'est le même coup toutes les semaines depuis deux mois !
Pourtant, ce soir là...un petit démon invisible fait
lever la lune... elle est pleine et les loups-garous commencent
à hurler à l'entour. Ou bien le petit vin rouge
espagnol a rempli plus souvent que d'habitude les verres Duralex,
dans lesquels un café trop corsé vient le remplacer.
Ou encore il a été organisé une grillade sur
feu de bois et un connaisseur a montré Orion,
Bételgeuse et Cassiopée, un autre a raconté la
croix du sud et les nuages de Magellan tels qu'on les voit dans
l'autre hémisphère, enfin deux clochards
célestes ont évoqué leur inoubliable
virée en Afghanistan avant que les étoiles n'y
rougissent...
Bref, toutes les conditions sont réunies pour qu'un joyeux
drille lance les mots magiques : " et si on s'en faisait un petit ?
". Certains commencent à chercher du tabac et du papier
à rouler mais d'autres ont compris, ils attrapent leur
voile, leur frontale et un petit coupe-vent. Quelques
débutants, envieux, se proposent pour conduire la navette
pendant que les "vieux" finissent de se préparer (entendez :
terminent leur café).
A cette heure là, le site familier a tout de suite une autre
gueule : plus vaste, plus mystérieux, empli du
sortilège argenté des nappes de brouillard
diffractant la clarté sélénite. Au dessus
flottent les montagnes nues, raclées jusqu'à l'os par
le froid et ce curieux éclairage de néon faiblard. La
vallée se perd dans l'au delà, à des
années sans lumière d'un problématique
décollage. Sur l'herbe chargée de rosée, les
voiles s'imprègnent, s'alourdissent. Pour les étaler,
il faut retrouver la sensualité du toucher, la
mémoire des gestes : le poids du nylon, Les entrées
de caissons, la fluidité ligneuse des suspentes - chevelure
si ténue si forte - et la sellette, amalgame broussailleux
de sangles, de coutures et de ferrures... si la navette n'a pas pu
monter jusque là et n'aide pas au dépliage par les
longs faisceaux de ses phares, si les frontales sont des frontales
normales donc en panne, l'opération se fait longue et
minutieuse. Impression de reconstruire par la pensée cette
vaste toile d'araignée. On retrouve la concentration de ses
tout premiers étalages, on se dit qu'on est bien peu de
chose sans les yeux ! Redevenir débutant !
Enfin, quand même, le joyeux drille du début de
l'histoire s'élance. Pendant un long moment, on ne voit que
ses pantalons blancs s'agiter et les bandes claires de sa voile
rétrécir en cahotant sur le grand tableau noir.
Puis plus rien.
On espère qu'il vole, qu'il est bien en route vers le
néant dont il était sorti, bébé,
quelques années plus tôt.
Il avait dit : " pour décoller, courez, courez et courez
encore. En vol, repérez les masses sombres des collines et
tournez les large. Derrière la deuxième, vous verrez
les lumières du village, le T de la route d'accès et
les phares d'une voiture qui éclairent la diagonale du
champ. Faites l'approche en S sur la voiture jusqu'à quinze
mètres-sol puis posez vous dans l'axe des phares, en leur
tournant le dos. A quel moment freiner ? Comme d'habitude, sachant
qu'il n'y aura pas un pet de vent et que vous n'aurez pas la
même notion des hauteurs et des vitesses qu'en plein jour.
Bof, vous vous démerderez bien ! "
Il avait expliqué tout ça, et
répété, mais je me sentais
rétrogradé débutant. De brise de pente, point.
Ou plutôt, pire : descendante ! Ça a beau être
logique, ça ne va pas aider ma serpillière à
décoller ! J'ai les poignées de freins bien en mains,
la pointe des avants entre le pouce et l'index, le baudrier
vérifié et le petit pincement de coeur habituel... je
peux donc y aller.
Je cours, je cours et je cours encore. Les dynamomètres que
j'ai redécouverts dans mes épaules me renseignent
correctement sur ce qu'en temps normal je vérifierais en un
coup d'œil : la voile propre et bien sur ses rails. Encore
quelques enjambées, un bon coup de frein et ça y est
: chauve souris vole. Plus peur, tout redevient évident, je
savoure pleinement ce nouveau miracle : être là, tout
simplement, allongé dans le Grand Rien. Là haut, mes
plumes fendent le goudron sans un bruit, sans un effort. Aucun
repère nulle part, pas la moindre turbulence, un calme
inconnu. L'éventualité de devoir improviser un
atterrissage à l'aveuglette quelque part au milieu des
abysses que je survole ne m'inquiète plus du tout. Nous
sommes immobiles, ma voile et moi, ce sont les collines - masses
sombres en surimpression sur le velours à peine moins sombre
de la vallée- qui voguent lentement vers nous. Je
lève les yeux, vieux réflexe, et ne vois qu'un trou
noir dans l'espace-temps...
Bradbury, Herbert, Einstein et Asimov auraient dû essayer le
parapente la nuit ! Tiens, un village arrive, avec ses alignements
de réverbères, la carte perforée de ses
lumières domestiques (vivent les couches-tard !) et quelques
lucioles motorisées. Il y a aussi un double trait lumineux
dans l'angle d'un champ bordé par une route. Pendant que
j'allonge quelques S au dessus de la source lumineuse (une Pigeot
diesel vieillie avant l'âge), je me surprends à
ajouter, mentalement, des cents mètres et des cinquantes
mètres au carré. J'en suis à extraire
laborieusement la racine, carrée également, lorsque
l'hypoténuse jaune de ce champ semé de pissenlits se
jette sur moi, armée d'herbe et de mottes de terre. Je
freine juste à temps. La voile hésite, elle aurait
bien encore volé quelques heures ! Grande pieuvre tombant au
ralenti autour de moi, elle exhale l'encre de ses caissons et
murmure dans un dernier souffle : " dis, quand c'est la prochaine
pleine lune ? "
Jean-Louis Hourcadette
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